L’auteur a reçu pour ce texte une bourse de création du Centre National du Livre.
EXTRAIT
Mercredi 18 mars.
Dans la cuisine, petit oiseau ma mère se tient là, devant moi, debout, bien droite. Elle se tient là, souriante, debout, bien droite et nous nous tenons à distance l’un de l’autre. Nous avons pourtant envie de nous serrer fort dans les bras, de nous embrasser mais nous ne le faisons pas. Nous respectons les consignes de la «distanciation sociale» comme ils nous disent à la télé car ma mère qui se tient là, souriante, debout, bien droite devant moi comme un petit oiseau aux aguets est un petit oiseau fragile qui aura bientôt 92 ans.
Alors ce matin, de ce deuxième jour du grand confinement, dans la cuisine, nous nous tenons là, bien disciplinés à trois kilomètres l’un de l’autre, avec déjà le souvenir lointain si bon de l’étreinte. Comme j’habite un peu loin, je viendrai la voir tous les trois ou quatre jours.
Oui, je suis le fils qui a toujours habité un peu loin et qui a toujours donné des nouvelles quand il y pensait cet égoïste et qui n’était donc pas toujours là lors des grands repas de famille, les anniversaires et les baptêmes radieux, les grandes communions fanfaronnantes et les mariages aux deux cents invités dansant jusqu’au bout de la nuit des javas endiablées cadencées par l’orchestre de l’oncle Claude et où chaque fois, au trou normand, un autre oncle, l’oncle Gérard, nous réapparaissait en tante Marguerite.
Aujourd’hui, même si je quitte Paris pour revenir m’installer sur la terre natale, de cette terre, la côte d’Opale, où l’on voit la mer se diluer dans le ciel blanc, aujourd’hui j’y reviens mais je reviens à bonne distance de la ville d’origine, Boulogne sur mer. Comme s’il m’était impossible d’y revenir complètement. Comme si la distance comme la « distanciation sociale » me protégeait de certains échos de l’enfance.
Mon frère et ma sœur ont toujours vécu ici et habitent à deux pas, ils passent voir petit oiseau tous les jours. Elle n’est donc jamais tout à fait seule dans sa maison. Cette maison devenue au fil du temps trop grande pour elle depuis que nous, les trois enfants, sommes partis mais surtout depuis que le père, l’amour de sa vie s’en est allé, depuis quelques années maintenant, voir le grand ailleurs. Mais que cela ne tienne, malgré le désastre de la perte, malgré le foutu confinement, elle a tout de même décidé d’y rester, même seule. « J’ai mes habitudes et puis qu’est-ce que j’irai faire chez les vieux. Je préfère encore mourir tout de suite que de me retrouver à l’Ehpad » qu’elle dit.
Petit oiseau se tient là devant moi, souriante, debout, bien droite et dans son regard il y a des questions, des tas de questions auxquelles je ne lui réponds qu’un « ça va aller et surtout ne t’inquiètes pas » en me disant que franchement mon garçon vu la situation désastreuse dans laquelle on se trouve tu ne pouvais pas faire plus belle réponse à la noix. C’est sûrement ce qu’on lui a dit lorsqu’elle fût placée à l’âge de cinq ans, au préventorium de l’Abbaye de Valloires dans la Somme à Argoules, suite au décès de ses parents emportés par une autre saloperie pulmonaire : la tuberculose. C’est sûrement aussi ce que les gens dans les abris pendant la guerre lui ont dit lorsque les bombes nazies ravagées la terre entière. C’est encore ce qu’on lui a tous répétés en choeur lorsque ses deux frères, sa soeur, la plupart de ses amies et l’amour de sa vie le père, s’en sont allés, « ça va aller et surtout ne t’inquiètes pas ». Une petite phrase mouchoir bien dérisoire pour un torrent de larmes.